Un poème de Marc Fontana
(figurant dans son recueil « Traversée du parc Ritan », éditions au Pont 9, 2018)
« Ils dorment »
Ils dorment, voyez comme ils dorment, abandonnés, livrés au sommeil, voyez comme ils peuvent dormir n’importe où, n’importe quand, dans l’oubli de soi et des autres, pressés de se couler dans une contrée d’aventure, d’y mêler le monde connu et le monde inconnu, de se disjoindre et de se rejoindre, de perdre connaissance
Voyez comme ils s’installent, allongés, recroquevillés, accroupis, bras ballants, jambes écartées, rejetées, bouches ouvertes, dehors, sur un banc, un trottoir, la tête posée sur une bouteille en plastique, un sac, un linge, un bras, appuyée sur un guidon de vélo, regardez-les, couchés dans une carriole, parmi des légumes et des fruits
Affalés dans un fauteuil, au fond d’un magasin ou assis sur des marches, la tête dans les genoux ou posée sur un comptoir, le visage au creux des bras croisés, planté dans deux poings juchés l’un sur l’autre, ils dorment à la bibliothèque, écrasant livres et cahiers, ils dorment au restaurant, le désordre de la table écarté du coude, ils dorment, voyez comment
A l’instant vous les avez entendus, vus passer, mais ils sont maintenant plongés dans le plus profond sommeil, déjà si loin dans le sommeil, si prompts ils s’y sont immergés et le courant les emporte, non vous ne le voyez pas, c’est une perte, un chavirement
rien ne les distrait du bienfait du sommeil, ni les rires des filles qui trépignent de leurs talons hauts ni les voix qui hurlent dans les téléphones portables ni la chanson que la télé diffuse et qu’on chantonne à leurs oreilles, ni les odeurs qui s’échappent de toutes les cuisines, ni les cris des enfants dans la cour de l’école ni ceux des hommes qui guident les voitures sur le parking ni la rengaine plaintive de vendeuses qui hèlent les clients
Ils dorment, il faut l’écrire car bientôt on s’habituera, on ne le verra plus, ou bien seulement
Sans surprise
Ils dorment, ils dévident leur cocon, ils délivrent leur image pour, sans elle, émerger du rêve.
Dans les ruelles isolées
Les "mantous 馒头" (petits pains cuits à la vapeur) peuvent attendre
En pleine circulation, le confort du "banche 班车" (vélo à plateforme)
ou du chariot "tuiche - 推车"
Entre deux chargements
Il attend son appel !
A l'abri de leur véhicule
Sur les chantiers
On respecte celui qui dort !
Dans les magasins
13h, chez Ikéa, rayon canapés
Dans les bibliothèques
Bercé (ou barbé ?) par les pensées de Mao
Dans les gares
Les attentes entre deux trains peuvent être longues
Et dans les parcs
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